« Un accusé fait un malaise, l’audience est suspendue »

Jeudi 24 septembre 2020. 11ème audience.

Pas de témoignage de victime ou famille de victime, je ne pouvais plus entendre un seul mot, ça devenait trop dur. Aujourd’hui commence la partie enquête avec l’audition des gens de la DGSI, en l’occurrence le chef de service DGSI, il n’a pas de nom juste un matricule 562 SI. Je m’attendais à voir un homme cagoulé à la barre et en fait on a l’écran qui descend. Il est dans une salle ailleurs derrière un paravent blanc, on ne voit que l’ombre de ses mains, on dirait les témoignages chez Mireille Dumas à « Bas les masques » en 1992. Heureusement sa voix n’est pas trafiquée en voix de Mickey. On arrive à discerner qu’il a une chemise bleu ciel, une petite bouteille de Vittel et une banane. Le Président dit : « Il est je dirais… non apparent ». A travers le paravent on le voit lever la main droite, dire « Je le jure », l’audition commence.

Il va nous expliquer le contexte d’abord, les revendications, les attentats de Charlie Hebdo ont été revendiqués par l’AQPA (Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique) et ceux de Coulibaly c’est l’EI (l’Etat islamique). Il nous explique le conflit Syrien, ses origines, son expansion territoriale, les combats. En 2011 il y a le printemps Arabe, en Syrie ce printemps Arabe donne lieu à une rébellion contre le régime puis la contestation est infiltrée par des milices islamiques. Il donne beaucoup d’exemples, de détails, ça sent le gars qui lit des rapports et surtout qui maîtrise son sujet, c’est comme voir un Théma de Arte en live.

En 2012 il y a un attentat à Damas et ce sont les premiers départs de France vers la Syrie. En 2013 il y a une offensive sur l’Irak depuis la Syrie, des combattants étrangers rejoignent l’EI. Il explique les différents groupes qui sont dans l’EI, qu’il y a aussi une guerre « des chefs ». 2014 : Mossoul (Irak) tombe. Le 26 juin 2014 le califat est créé, il y a un appel pour aller vers la Syrie pour fonder une société basée autour de la charia. En 2016 une coalition internationale intervient dans certaines villes et les reprend. En décembre 2017 l’Irak a de nouveau le contrôle de son territoire. Parallèlement en 2014 il y a des créations de « provinces de l’EI » dans des pays étrangers où des attentats sont commis ou des décapitations. L’EI a profité d’un contexte international favorable. A ce moment-là des mineurs peuvent passer des frontières sans être inquiétés, il y a aussi une propagande sur les réseaux sociaux. Des prestations sociales ont été utilisées pour financement grâce à des complices. Il rappelle des attentats connus ou non, en Tunisie, Égypte, Nigéria. Il explique que certains sont partis en Syrie sans être musulmans ou avoir mis les pieds dans une mosquée, juste l’ultra violence les attirait. Il explique qu’en un an 9000 vidéos ont été produites dans un but de propagande, des radios, télé, magazines existent, il y a des incitations pour ceux qui ne peuvent pas rejoindre la Syrie à « tuer des occidentaux ». On donne comme discours aux apprentis combattant un discours de victime, de pureté, de prophétie sur la fin du monde, on glorifie les attentats et l’ultra violence. C’est un régime de « torture constante avec des exécutions spectaculaires, par exemple vingt-cinq soldats de Bachar [El-Assad] sont dans un stade, derrière vingt-cinq adolescents les égorgent en même temps. Il y a des mises en scènes barbares on suspend les gens comme à l’abattoir et on les égorge à la suite comme des animaux. » Ces choses-là sont aussi pratiquées par des enfants. Il explique que plusieurs filières pour aller en Syrie existent en France. A Nice il y a eu 100 personnes, la filière des Buttes Chaumont, Roubaix, Tourcoing, Lunel et même jusqu’à La Réunion. « Il y a entre 30 000 et 40 000 combattants étrangers : 6000 sont européens, 1440 viennent de France, 1000 d’Allemagne, 300 d’Autriche par exemple. C’est la France qui a le nombre le plus important. Un tiers des départs sont des femmes, 152 mineurs. » Il nous explique la « vie » au sein de l’EI : « La mafada  [la maison où vivent les femmes], un entraînement sportif, le lavage de cerveau, les hommes partent au combat pendant une semaine, ils reviennent, ils repartent. Il y a des enfants de 11 à 14 ans qui combattent, un enfant de Toulouse est mort. Les femmes doivent avoir un mari, ils volent les maisons des Syriens, 450 enfants sont nés sur place. Le salaire est de 200$ par mois [c’est fluctuant suivant le nombre d’enfants, et si l’homme est blessé]. Les enfants sont entraînés à tuer. Le projet est un projet de pays théologique totalitaire et génocidaire, il y a la police partout, la police des mœurs par exemple qui contrôle la façon de s’habiller, des Françaises viennent dire à des Syriennes comment s’habiller. C’est un pays barbare, les voleurs ont la main coupée, les homosexuels sont jetés du haut des immeubles, dans le stade de Raqqa il y a des cages de 1 mètre sur 80 centimètres et des gens sont enfermés dedans, il y a des exécutions publiques comme au moyen-âge, des têtes coupées sont même laissées sur la place de Raqqa. Les hommes doivent signer un papier pour dire s’ils sont d’accord pour être inghimasi [mourir en martyr]. Ils détruisent toutes traces d’autres religions, par exemple les Yézidis sont tués, les chiites aussi, 1700 chiites ont été fusillés en Irak, les femmes yézidies sont réduites en esclavage, des Français en ont profité. Actuellement il y a des enquêtes pour crime contre l’humanité qui sont ouvertes. »

Les combattants sont encouragés à frapper l’occident dès 2014. Il nous rappelle l’attentat de Bruxelles de Mehdi Nemmouche ; à Strasbourg des homosexuels sont attaqués dans un parc par des gens avant d’aller en Syrie. Il nous parle aussi de pleins d’attentats qui ont échoué et énumère une liste de noms de gens jugés ou tués. En France il y a par exemple la tentative d’attentat à Notre Dame de Paris qui a échoué, ou bien le père Hamel, attentat réussi contre lui, le prêtre égorgé dans son église. « Voilà pour l’EI. »

Il va nous parler maintenant de l’AQPA, « plus ancien que le conflit en Syrie. En 2009 il y a une fusion entre Al-Qaïda et une branche saoudienne. » Ils sont spécialisés dans les explosifs. Encore un rappel de différents attentats, parfois en Arabie Saoudite. Il nous explique par exemple : « Des explosifs ont été mis dans des imprimantes distribuées par UPS à des institutions juives. » Ça s’est beaucoup développé au Yémen, c’était propice, il y a une guerre civile. Il nous parle d’« Inspire » le magazine diffusé en ligne avec un article notamment : « Concevoir des explosifs dans la cuisine de sa maman » comme l’œuf carré de Pif Gadget. N‘importe qui peut candidater sur internet et choisir les cibles, une femme s’est proposée d’attaquer Eurodisney ou la Société Générale, ça a été refusé car ils n’acceptent pas les femmes. Charlie Hebdo est une cible. Il nous rappelle le contexte : en 2005 des caricatures sont publiées au Danemark, on offre 100 000$ pour tuer les dessinateurs, 150 000$ si c’est un égorgement, et 50 000 en plus pour le rédacteur en chef. En 2006 Charlie Hebdo publie ces caricatures. En 2010 le numéro du magazine « Inspire » demande une exécution pour Charlie Hebdo. En 2011 le nom Charlie Hebdo apparaît sur une liste retrouvée chez quelqu’un. En 2013 il y a de nouvelles caricatures, la photo de Charb est diffusée, une cible est mise sur lui, « Wanted dead or alive » est écrit dans le magazine. Il nous propose de voir une vidéo de propagande, la vidéo qui a revendiqué les assassinats chez Charlie Hebdo.

C’est une vidéo de quasi douze minutes qui date du 14 janvier 2015 : « A message regarding the blessed battle of Paris ». L’homme qui parle est Nasser Ben Ali Al-Anass, 38 ans. Il a « un lourd passé. En 2001 il était l’émissaire de Ben Laden aux Philippines, pour montrer un peu le profil ». Il apparaît à l’écran, on dirait une caricature, un mauvais sketch, des logos dignes de Paint. La vidéo est en arabe mais sous-titrée en anglais. Il s’explique, derrière lui une photo de Ben Laden. Il raconte toute sa propagande, toujours le même genre de discours, l’affront fait aux musulmans… Derrière lui des images sont diffusées, on y voit Charb à Charlie Hebdo, vivant. On voit des musulmans à l’étranger pleurer à cause des caricatures, la vidéo des frères Kouachi une fois qu’ils ont assassiné la rédaction de Charlie Hebdo dans la rue. Ils ont les « félicitations du jury » : « Congratulations for these brave men ». On voit des vidéos de la manifestation à Paris du 11 janvier 2015, Ben Laden en train de tirer à la kalachnikov. Nasser Ben Ali Al-Anass énumère plusieurs villes, Paris, New York, Washington, Londres, « et même la Palestine ». Derrière une vidéo des attentats du 11 septembre 2001 est diffusée. On voit les dirigeants lors de la manifestation à Paris, on s’arrête sur Benyamin Netanyahou, Mahmoud Abbas, François Hollande et un gros tas flouté : c’est Angela Merkel. Vu que c’est une femme, la seule, elle est floutée. Il parle de « the part of Satan », on voit Jean-Yves Le Drian, puis des exécutions de gens. Il explique que la liberté de la presse et la liberté d’opinion n’existent pas, il parle de l’Holocauste… La vidéo est presque à 11 minutes déjà. D’un coup elle s’arrête, retour à la salle d’audience, le Président : « Un accusé fait un malaise, suspension d’audience pour 20 minutes. » Nezar-Michaël Pastor-Alwatik est évacué, il n’a pas l’air bien du tout. Au bout de vingt minutes il revient, il tient à peine debout, il se pose la tête entre les jambes. A côté Mohamed Farès s’éloigne le plus possible et le regarde, horrifié. Les flics lui demandent même de ne pas se lever lorsque la cour revient. Le Président : « On va suspendre jusqu’à 13h, Monsieur Alwatik va voir un médecin et on décidera de ce qu’on fait. » Tout le monde pense au Covid bien sûr. Me Marie Dosé avocate de Pastor-Alwatik : « Monsieur le Président, au vu des symptômes de mon client je demande à ce que chaque accusé soit testé. » Le Président hésite. Enfin ils sont cinq accusés par box avec une dizaine de flics derrière eux ça paraît le minimum à faire…

13h00, retour à l’audience et Pastor-Alwatik n’est pas dans le box, ça sent pas bon. Le Président arrive et annonce qu’il est retourné à sa prison pour être examiné. L’audience est suspendue jusqu’à demain 9h30, on avisera à ce moment-là. Me Dosé : « Monsieur le Président, j’ai une question. Aurons-nous les résultats du test Covid demain matin ? Si ça n’est pas le cas il ne peut pas revenir dans ce box pour être jugé. Soit il est en état de comparaître, soit il ne l’est pas et donc l’audience est suspendue. Je refuserai de le représenter en son absence. » Le Président : « Écoutez, nous verrons en fonction des résultats de Monsieur Pastor-Alwatik. Si tout va bien, demain nous continuons normalement et nous trouverons un autre moment pour entendre ce que nous devions entendre aujourd’hui. L’audience est suspendue. »

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