Vendredi 11 septembre 2020. 6ème audience.
De nouveau le contrôle des identités. Hier (où j’étais absente), il y a eu de nouveaux incidents. J’ai réussi à récupérer le planning du procès et les flics m’ont proposé « un café ? Ou un croissant ? », j’investis le monde de la répression. On continue avec les témoignages des familles, c’est Hélène F. qui ouvre la journée. Elle est la dernière compagne de Bernard Maris depuis 2012. Elle lit un texte car « elle a peur de tout oublier ». Elle explique qu’elle était la compagne de Bernard Maris depuis la mort de sa femme. Ce 7 janvier 2015 « Il avait hâte d’aller à Charlie. On n’a pas dormi ensemble la nuit du 6, le matin du 7 je lui ai envoyé un SMS pour avoir son avis sur un article que je voulais écrire il m’a écrit : Super idée mon amour » A 11h45 elle apprend la fusillade à Charlie, elle prend le métro. Elle pleure : « Je n’arrivais plus à parler. » Elle a la voix pleine de larmes. « C’est Patrick Pelloux qui me dit Bernard est mort … Je veux tuer Pelloux… Je me souviens d’une couverture de survie, que je claque des dents. J’ai tant pleuré depuis le début de ce procès. La vie est dévastée. » Elle a la voix très douce, elle dit que peu avant Bernard Maris lui avait dit : « Avec un peu de chance j’entame maintenant la meilleure période de ma vie. » Elle s’arrête, le Président prend le relais, il lui dit qu’elle « donne de l’humain là où il y a eu de la barbarie ». Il retrace le parcours de Bernard Maris avec l’intonation du mec un peu admiratif : « Il a été prof de fac, économiste, journaliste, essayiste à France Inter, Charlie Hebdo, où il était Oncle Bernard ». Elle continue : « Inconsciemment je me suis rendu compte qu’au procès je me mettais à côté de Laurent comme dans le bus de rapatriement des familles le 7. Je me souviens aussi du hurlement de Chloé, la femme de Tignous… » Le Président lui dit de prendre son temps. Son avocat l’interroge sur « la vie après », elle ne répond pas, elle hésite : « Après… Je suis devenue un peu folle je crois, je le voyais partout, je lui parlais. » Il y a un long silence. « J’ai été sauvée par les enfants et la psy de l’hôpital, je la remercie… C’est comme un trou que rien ne vient combler. » Elle évoque aussi à quel point Bernard Maris était à la fois un bon père et combien il aimait les enfants de ses différentes compagnes.
Vient Gabrielle, la fille donc, elle a les mêmes yeux que son père. Elle ne savait pas si elle allait pouvoir parler de « ce père merveilleux ». Dans la main elle a un énorme mouchoir en tissu. Elle le remercie : « C’était mon père à moi, le mien, dans ces moments terribles je me disais que j’avais eu cette chance là, de l’avoir eu comme père. Un jour on se promenait dans la rue et il a vu quelqu’un sourire, il a arrêté de parler et a dit : J’adore voir les gens sourire dans la rue. Mon père m’a donné un amour de la vie, et tout ça… ça devient rien, un cauchemar. On peut pas perdre quelqu’un comme ça. Je pense qu’il a eu hyper peur, il faut imaginer, ça fait tellement mal d’imaginer quelqu’un qu’on aime avoir peur comme ça, j’avais envie de lui tenir la main, d’être avec lui. » Elle comprend l’émotion suscitée par l’attentat mais elle dit : « Il y a eu trop de bruit, dès que j’allumais la télé on parlait d’eux, le 13 novembre, je l’ai appris par sms. » Elle continue : « J’avais envie d’être avec lui alors que j’ai mes enfants, mon mari. Si j’avais été avec lui peut-être que ça aurait été plus doux pour lui. » Elle dit cette phrase-là en se cachant les yeux avec les mains, c’est super fort. Elle demande à lire des mots, écrits par son père, où il parle de « poésie, de contradictions, de Charlie, d’un verre de rouge et non de flaque de sang, de rires, d’injonctions au rire » Il se termine par ça : « Riez. Riez. »
Raphaël arrive à la barre. Il est le demi-frère de Gabrielle. Il est né en 1996, il lui ressemble aussi. Il commence : « J’ai eu mon père pendant 18 ans. » Il explique que le matin du 7 janvier 2015 il était à Montauban. Il apprend l’attaque par une copine, alors « Hélène a téléphoné à ma mère, j’ai compris en voyant le regard de ma mère qu’il était mort… Je sais pas ce qu’il s’est passé, je suis perdu. » Le lendemain il vient à Paris. Il n’a pas voulu voir son père mort, il voulait garder « le sourire, des choses comme ça », il explique que retourner chez son père a été « affreux, le temps s’était figé, il y avait les tasses, tout ça. » Il raconte quel genre de papa c’était, il l’obligeait à « regarder Tintin, objectif lune et l’Etoile mystérieuse. On regardait les étoiles aussi, je fais des études de physique. » Il raconte comment son père était distrait et qu’un jour « il a mangé toutes mes chocolatines, pardon des pains au chocolat. » Il est très très timide et mal à l’aise, il fixe le sol pendant tout son témoignage et ne lèvera les yeux qu’au moment d’être interrogé, il a énormément de mal à s’exprimer, même quand son avocate lui tend la perche, il est quasiment à deux doigts de faire un malaise, il se touche la poitrine à droite, deux fois, même le Président le ressent, il s’apprête à délivrer Raphaël de cette souffrance en disant : « Bon. » Raphaël se reprend et termine sur un hommage à la liberté d’expression. C’est la fin du témoignage, Raphaël s’apprête à quitter la barre mais à ce moment-là Ali Polat se lève et se met à invectiver l’audience. Il n’a pas de micro, on n’entend pas, on a juste le temps d’entendre réclamer que « ça suffit ». Au même moment Me Coutant-Peyre, avocate de Polat, veut sûrement défendre son client, elle prend la parole. Le Président, pour une fois intransigeant : « NON STOP vous arrêtez ! » et… l’écran est coupé, quinze minutes de suspension sont décidées en urgence.
Retour quinze minutes plus tard, le Président commente : « Il est inadmissible que les accusés se lèvent comme ça. Vous aurez la parole mais je vous interdis de dire quoi que ce soit, de faire état de menace ou d’insulte. » Apparemment Polat aurait crié que « Mardi il allait parler ». Lui il nous fait un teasing de ouf depuis le début.
Chloé arrive à la barre, elle est la veuve de Bernard Verlhac alias Tignous., elle a la confiance de la nana qui doit bosser dans le spectacle vivant et aussi celui de la personne qui n’a plus rien à perdre car elle a déjà tout perdu. Elle commence direct : « Je veux dire que c’est étrange d’être ici, ça devrait pas être ça, ça aurait pas dû arriver. » Elle raconte qu’après les attentats son fils de 5 ans croyait qu’il n’irait plus à l’école car : « Je suis pas du matin, c’est Tignous qui emmenait Solal à l’école. » Tignous avait deux enfants en bas âge avec Chloé et deux filles d’un premier couple. Le 7 janvier elle était sur Internet : « C’était les soldes, je commandais des jeans à Tignous. Je vais chercher Solal un peu avant midi et je reçois un coup de fil de Eric le cousin de Tignous. Je suis contente car on s’est pas encore souhaité la bonne année. Il me dit que y’a eu une fusillade à Charlie, rien d’autre, je lui dis que je le rappelle, après je vais téléphoner à Tignous. Je n’ai jamais rappelé Eric. » Elle arrive à la maternelle de son fils sans savoir autre chose que la fusillade : « J’ai vu Solal, il était sur son petit banc, il m’attendait, il avait une casquette qu’il avait gagnée à un tournois de basket, je l’ai vu et je m’en souviens très bien car j’ai pensé que c’était la dernière fois qu’il était insouciant, que son enfance s’arrêtait ici. » Elle téléphone après ça à Luz, Charb, Patrick Pelloux, elle n’arrive à avoir personne. « Puis je tel à Coco qui décroche et qui me dit : Chloé, viens vite, je sais pas s’il est encore vivant. » Elle se rend chez Charlie, elle se présente, on ne lui dit rien. Elle va à l’hôpital : « Je voulais savoir s’il était vivant ou blessé. A l’hôpital un grand docteur me dit qu’on ne sait rien et là une infirmière se met à hurler : Mais dites-lui ! Répondez-lui, c’est insupportable ! » Alors Chloé demande à voix haute : « Il est mort ? » Puis : « Je tourne la tête et je vois Patrick Pelloux et Luz assis. Au moment où je croise le regard de Luz il hoche la tête. Tignous est mort. » Elle ne veut pas parler plus du 7 janvier « alors que je le vis inlassablement ». Elle explique que de retour chez elle il y avait une centaine de personnes, des amis : « On aurait dit qu’on formait un radeau, le radeau des naufragés ». Elle tient à dire des choses, d’abord elle explique l’enfance très modeste de Tignous, « lui aussi de la cité », « Il a choisi de devenir Tignous, on devient ce qu’on veut être, il n’y a pas de fatalité, pas de déterminisme à être un terroriste. Je veux aussi dire que moi j’ai besoin d’entendre ici à cette audience des valeurs de laïcité, de fraternité, de solidarité. » Elle continue : « Oui il était dessinateur, mais aussi il était mon amoureux, mon mari, mon ami, un papa, il était aussi le seul garçon du club d’aquagym. » Elle pourrait parler de Tignous toute la journée tant elle déborde d’amour. Elle termine en disant : « Les religions, les sectes, emprisonnent les gens, voilà ce que Tignous pensait. » Elle a amené des dessins et des photos de Tignous. Quand la première photo apparaît elle dit : « MAIS REGARDEZ COMME IL EST BEAU. » Il y a une photo, c’est Tignous avec ses quatre enfants, cinq paires de tong, on devine le camping pas loin, le sable qui laisse de la poussière. Elle dit que l’une des premières filles de Tignous dit de cette photo : « on est tous moches dessus. » Chloé Verlhac : « Non, ils sont tous beaux. » Elle a raison. Ils se tiennent tous la main dessus la photo comme une guirlande de gens et y’a les marques de bronzage. C’est la pause déjeuner.
Pendant ce temps-là je pense aux accusés, à quoi ils pensent ? Est-ce que ceux qui sont accusés d’avoir vendu des armes se disent : « Ben voilà les armes que je vends, ça fait ça », ça détruit le corps de Simon Fieschi, ça détruit des familles. A quoi ils pensent ceux qui ont juste cru que ça allait être un braquage ? Quand ils voient le cadavre de Charb dans du sang ? Et qu’ils entendent la douleur de Chloé ? Retour à l’audience et Jipé le retraité est ultra vénère qu’on lui demande sa carte d’identité : « J’ai JAMAIS vu ça. » A côté de lui une dame parle du « radicalisme chez les fonctionnaires y’en a beaucoup ! »
L’audience commence avec deux jeunes femmes à la barre, Marie et Jeanne. Elles ont demandé à témoigner ensemble, ça a été accepté, elles sont les premières filles de Tignous. Y’en a une qui a une robe, elle a 25 ans, l’autre un jean patte d’eph et des Birkenstock, elle a 23 ans. Elles sont là : « Pas beaucoup, juste pour dire une ou deux anecdotes » sur « ce papa, on ne dit plus ce mot. » Elles voulaient témoigner de leur fratrie recomposée, ce papa « merveilleux qui nous a appris à optimiser l’espace d’un lave-vaisselle », elles expliquent qu’il ne savait leur faire que des palmiers sur la tête quand elles étaient petites, qu’il leur disait dix fois « je t’aime » chaque jour, « il se levait Bonjour je t’aime, au revoir je t’aime », elles pensaient que c’était la normalité. Tous les témoignages sur Tignous dégueulent d’amour, c’est très très beau.
Voilà Louiza la fille de Mustapha Ourrad, le correcteur de Charlie, il a été tué. Elle n’était pas sûre d’avoir la force de témoigner. Elle parle de la Kabylie, de ce papa arrivé en France dans les années 80 qui est allé direct sur la tombe de Baudelaire pour y mettre deux gitanes, un cadeau car « mon père pensait que c’est ce qu’il aurait fumé à cette époque ». Elle explique qu’il est devenu correcteur en 1995, que c’était un amoureux du Français, sa troisième langue. Elle dit que normalement il n’allait pas au journal le mercredi mais là il y avait un hors-série et fallait le boucler. Elle est super timide, elle dit : « Je n’étais pas partie civile. En fait au printemps 2014 on a décelé une tumeur au cerveau chez maman et elle s’est mise partie civile direct. Maman est décédée en 2018, j’ai pris le relais. » Quand elle dit ça elle s’étouffe dans ses sanglots et moi aussi. C’est peut-être l’accumulation de témoignages durs, ou peut-être le contraste énorme entre les témoignages pour Tignous qui résumaient une vie comme un joyeux bordel où les ex côtoient les actuelles, la centaine d’amis, les deux témoignages racontent la même chose mais chez Chloé il y a le partage avec des dizaines d’amis, chez Louiza c’est la solitude. Elle a 26 ans, 21 ans quand son père meurt. Elle n’a plus que son frère plus jeune qu’elle. Elle essaie quand même de raconter son père qui aimait Brassens, Brel, Léo Ferré et Idir, elle raconte les vacances en Ardèche. Elle termine en pleurant : « Chaque jour il me manque, à moi et à mon frère. » Même dans ça, dans l’amour qu’elle porte encore à son père, elle semble s’excuser. Le Président évoque un peu Mustapha, homme de l’ombre. C’est bien il faut le faire pour connaître cet homme qui a transmis sa discrétion à sa fille et moi je pleure sous mon masque. Une pause est demandée.
Et voilà Jean-François Khan, JFK. J’ai, et ça fait du bien, un énorme sourire quand il arrive. J’ai appris à lire sur ses articles à 6 ans, je l’aime énormément. A la question « Quelle est votre profession ? » il dit : « Retraité ! » Il est appelé à témoigner pour Tignous, du coup il va causer de Jaurès et de Gandhi. JFK a embauché Tignous à « l’Évènement du jeudi », il nous raconte : « Un mec formidable et puis… j’étais jaloux ! Il savait dessiner ! Pas moi ! » Il raconte son amitié, sa tendresse. « Alors, toujours de gauche ? » il lui disait à chaque rencontre. Très vite l’avocat de Tignous pose une question, il lui demande son avis en tant qu’éditorialiste sur ces attentats. JFK : « Je ne comprends pas qu’on dise que ce sont des barbares, des sauvages ! Mais non ! S’ils sont barbares ils sont innocents ! C’est pas de leur faute ! Ils sont pas barbares ! Ils sont semblables à nous, ils ont été pris dans les filets du … fanatisme ! Voilà, c’est tout ! C’est ça qui tue Jaurès ! C’est ça qui tue Gandhi ! Allez, encore plus loin : les pogroms c’est ça, mais oui oui oui ! » Après il raconte différents voyages au cours de sa carrière de journaliste et qu’il a vu ce qu’était le fanatisme. L’avocat lui parle du témoignage de Fabrice Nicolino qui a amené la politique au procès. JFK qui part dans tous les sens : « Il y a deux choses : j’ai beaucoup combattu une certaine forme de tolérance vis à vis de l’islamisme qui vient de la gauche. Il y a quelque chose de pervers dans cette complaisance MAIS il ne faut pas basculer dans une culpabilité objective ou subjective, on peut, ON PEUT BIEN SUR ! MAIS OUI BIEN SUR ON PEUT, on peut avoir un discours anti bourgeois, sans les rendre complices du Stalinisme. » L’avocat : « Que pensez-vous des gens qui affirment ne pas être Charlie cinq ans après ? » JFK : « On ne peut pas ! C’est inconcevable ! Attention, entendons-nous, qu’on ne soit pas Charlie après les faits car on n’aime pas les caricatures, que c’est irrespectueux, très bien ! Mais cinq ans après NON, il FAUT être Charlie aujourd’hui ! » L’avocat de la défense qui n’aime pas porter le masque, ça va être compliqué : « Vous avez un message à transmettre aux accusés dans le box qui considèrent qu’ils ne sont pas terroristes ? » JFK : « Mais non ! Ce procès est là pour ça et je connais pas le dossier. » L’avocat continue et se reprend : « Attendez, vous n’avez rien à dire à des jeunes dans la mouvance terroriste ? » Branle-bas de combat de la part de TOUTES les parties civiles : « Maître, vous avez évoqué les accusés dans le box, pas les jeunes dans la mouvance terroriste globalement ! » La cour se soulève, alors l’avocat de la défense : « Je reformule : Jean-François Khan, vous n’avez rien à dire aux jeunes ? » Les rires fusent tant il a changé sa question. JFK écarte les mains : « NON ! » Me Coutant-Peyre arrive et elle cherche à savoir : « Pourquoi l’État Français est pris pour cible ? » JFK : « Eh bien ! Ça peut arriver, c’est tout ! Il suffit de trouver quelqu’un qui n’est pas d’accord. » Me Coutant-Peyre : « J’ai pas été assez claire, quelles sont les causes ? » JFK : « Je vous l’ai dit, déjà la lâcheté, la bêtise… » Encore un coup : « Des intellectuels ont été mis en cause, que pensez-vous de ça ? » JFK à son maximum de cris aigus et d’exclamations : « Je combats fermement les idées d’Edwy Plenel sur ça MAIS EST-CE QU’EDWY PLENEL EST RESPONSABLE DES ATTENTATS JE DIS NON. » Fin de l’audition de JFK et je pars. Je descendrai à Jaurès avec une pensée pour Jean-François. Arrivée chez moi je regarde vite fait si l’audience est finie. Chaque accusé a pris la parole quelques minutes pour présenter des condoléances, parler des familles de victimes, des excuses, même Ali Polat. Je les retrouve mardi !
Crédit photo: Martin Argyroglo
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