Vendredi 2 octobre 2020. 15ème audience.
Dans la file d’attente Jipé refait le procès avec ses nouvelles copines, elles sont trois. Il a une vieille connaissance qui arrive, elle est vêtue de violet. Elle a amené une copine et lui montre des vidéos sur son « smart-téléphone mais comme c’est sur face-de-bouc je peux pas te l’envoyer ! » Après l’audience elles vont acheter des jouets pour les enfants aux « Galeries Lafarfouillette ».
Nous sommes le 2 octobre et ça fait un mois que j’assiste aux audiences, un mois que je vois arriver chaque jour les accusés ; c’est toujours le même rituel, ils arrivent menottés, tenus en « laisse » par les policiers pour cause de Covid, ils s’assoient, se touchent les poignets une fois démenottés et se mettent du gel hydroalcoolique, c’est leur rituel. Le mien c’est de retirer ma montre et de la mettre dans les bacs en plastique pour passer la sécurité avec l’argent, les clefs, les briquets et le téléphone, retirer le manteau, l’écharpe, le bonnet, écarter les bras pour être contrôlée, mettre le gel. Au bout d’un mois je suis toujours super intriguée par ces accusés. J’ai aussi malgré moi parfois de la compassion, et de l’empathie. Je trouve le crime « trop gros » pour eux, des pieds nickelés pour certains. Je n’arrive pas à ne pas voir l’humanité chez eux. C’est aujourd’hui le dernier jour pour les enquêtes en théorie, sauf s’il y a du retard sur le planning. Lundi les accusés seront à la barre pour raconter leur vérité, ils vont jouer leurs condamnations, leurs vies sur ça. Moi je suis déjà exténuée. Depuis un mois je ne lis rien, j’ai vu deux films merdiques au cinéma, j’ai vu une amie une fois c’est tout. Je pense à eux en m’endormant, je me récite dans quel ordre ils sont assis, ce que je connais d’eux, quand je me lève je pense à eux, en route pour le tribunal, sortis de Fleury-Mérogis. Tous les jours je vois qu’ils sont fatigués. Il ne s’agit pas de laxisme de ma part ou de pitié. Moi je peux partir quand je veux du tribunal par fatigue ou lorsque c’est trop dur, eux ils entendent tout, voient tout. Comme la défense, je pense que tous les accusés ne sont pas dans le box, peut-être qu’ils sont les fusibles d’un dossier historique. Il ne s’agit pas de laxisme de ma part, peut-être de naïveté, la même qui me fait penser « et merde » lorsque j’apprends qu’Amar Ramdani serait plus impliqué que ce qu’il dit, et d’être contente pour lui lorsque ses avocats le défendent et démontent les « preuves ». C’est sûrement aussi plus confortable pour moi de penser que certains sont innocents, me dire que ça fait un mois que j’éprouve de la compassion ou que je rigole parfois avec eux, penser qu’ils sont innocents. En vrai je n’aurais jamais pensé que ce procès aurait autant d’impact sur moi.
L’audience s’ouvre avec une déclaration du Président : Bernard Cazeneuve ne comparaîtra pas, il en a décidé ainsi. Et nous nous connectons immédiatement avec la Belgique, connexion compliquée où on entend une petite musique pour nous faire patienter. L’écran s’allume enfin et on voit quatre personnes non masquées. Parmi elles le commissaire Éric F. entouré d’un magistrat (c’est la loi Belge) et de deux personnes pour assurer la technique. Monsieur F. est commissaire à Charleroi, section anti-terroriste. Dans le box des accusés deux sont belges : Metin Karasular et Michel Catino. Il demande s’il peut s’aider d’un Powerpoint pour expliquer son enquête. Monsieur F. explique que le 12 janvier 2015 l’avocat de Metin Karasular contacte la police car Metin Karasular veut s’expliquer : il a acheté une voiture (une Mini) à Amedy Coulibaly. Le commissaire nous dresse le portrait de Metin Karasular « connu des services de police », il est « père de cinq enfants, séparé de son épouse qui touche 2300 euros d’aides sociales chaque mois, il est en séjour irrégulier, il n’a pas de travail déclaré. Il a eu six condamnations pour des affaires de stup, port d’armes, menace, abandon de déchets et dissimulation de travail. Il affirme avoir des liens avec le PKK ce qui n’a jamais été prouvé [le commissaire en bon belge dit : « On n’a jamais su confirmer »]. C’est un joueur, il a eu un bar où le grand banditisme se retrouvait. Metin Karasular est vénal, peu fiable, nerveux, très difficile à auditionner. Il a aussi une maîtresse. Il a des liens avec des salafistes connus en Belgique. » Passons à Michel Catino. Catino il a la tête du joueur qui achète frénétiquement un Banco chez le buraliste. C’est un homme de 68 ans, il en fait dix de plus, il est « aussi connu des services de police, il est marié et a deux fils, il a une allocation handicapée car il a de graves séquelles suite à une agression [ndlr : Catino a même été examiné avant le procès pour savoir s’il était apte à y assister]. Il a vendu des voitures, il a eu cinq condamnations pour vol, jeux, fraude fiscale et des stupéfiants. » Metin Karasular avait un « garage, ça n’a que le nom, c’est plus une déchèterie, c’est pas légal. » La police va au garage pour chercher les papiers de la Mini achetée à Coulibaly. Là-bas ils trouvent des papiers dans des sacs poubelles, sur ces papiers il y a des descriptifs d’armes, des prix d’armes. Certains papiers sont attribués à Ali Polat, (« Prix de 200 g de C4 ? Prix de 1kg de C4 ? Combien de détonateur pour 200g il donne ? Combien de détonateur pour 1 kg ? Prix des détonateur en plus ? Balle de kalash 500 pièce ? Balle le 9 mm 100 pièce ? 3 chargeur de katash prix ? ») d’autres à Metin Karasular par expertise graphologique. Les enquêteurs découvrent que Metin Karasular a seize lignes de téléphone. Dans le portable de sa maîtresse il est enregistré sous « Gros bâtard », « mytho 1 », « mytho2 », « bâtard ». Il est expliqué que le 9 janvier 2015 Ali Polat est venu chez Metin Karasular qui dit à sa femme d’aller dormir chez son frère avec les gosses. La femme de Metin Karasular explique que c’est la première fois qu’elle voit son mari avoir peur. Metin Karasular nie avoir eu un contact téléphonique avec Coulibaly mais il reconnaît sans problème l’avoir rencontré quatre ou six fois pour l’achat de la Mini. Metin Karasular a acheté la voiture 12 000 euros, c’était le prix convenu avec Coulibaly qui par la suite a réclamé 22 000 euros. Metin Karasular affirme connaître Ali Polat depuis le ramadan 2014 « par hasard, Ali Polat était venu en Belgique chercher des dattes, ce qui est surprenant. » En Novembre 2014, Ali Polat propose à Metin Karasular une Mini. Le 9 janvier 2015 Ali Polat dit à Metin Karasular : « Mon pote il a fait une connerie. » Des témoins sont interrogés par les Belges, un témoin appelé D. déclare que « Metin Karasular devenait dingue suite aux attentats de Paris. Je me demande vu son état ce qu’il a à voir dans cette affaire. » D. sera auditionné le 16 octobre. C’est assez redondant et emberlificoté, untel donne de l’argent à untel qui en donne à untel, bon des petits trafics quoi.
Metin Karasular « jette son téléphone le 8 janvier 2015 à 16h47. Il dira que c’est parce qu’il a vu Coulibaly à la télé mais ce qui est bizarre c’est que le portrait de Coulibaly n’a été diffusé que le 9 janvier, on a vérifié avec les collègues Français. Catino a fait pareil d’ailleurs. » Deux autres noms d’accusés font surface parmi les données téléphoniques : Abdelaziz Abbad et Miguel Martinez. L’enquêteur belge explique que dans son audition Metin Karasular a dit que : « Ali Polat et Coulibaly sont venus à son garage, ils ont fait la prière, Ali Polat avait l’air d’être le soldat face à son commandant. Il dit qu’il a parlé avec Coulibaly de la religion et n’était pas d’accord avec lui, Coulibaly était très agressif. » Ali Polat s’énerve dans son box mais on n’entend rien, sur l’écran le Powerpoint dit : « Au vu du montant très bas de la Mini payée par les Belges on peut supposer que la voiture est une contrepartie dans d’autres transactions, comme un moyen de paiement pour des armes par exemple. » Le 10 janvier 2015, Ali Polat tente de partir en Syrie via le Liban. Il est intercepté. Il est dit que Michel Catino a acheté un NAGANT [une arme] dans un stock américain en Belgique (c’était légal car il y avait une faille dans la législation belge). Fin de la déposition du commissaire. L’assesseur qui mène le débat aujourd’hui lui pose des questions liées à la différence de procédure en France et Belgique. Il lui pose des questions assez insignifiantes je trouve : « Les sacs poubelles dans lesquels vous trouvez les papiers ils sont où ? A combien de mètres de l’armoire ? » L’assesseur demande comment pouvait s’expliquer le lien de subordination de Polat et Coulibaly, l’enquêteur rappelle que Ali Polat devait de l’argent à Coulibaly. Et puis on apprend que KFC n’existait pas en Belgique à ce moment-là (depuis il y en a, ouf). En fait c’est un ticket de KFC qui a été retrouvé et a mis les Belges sur la piste d’un déplacement en France. Sur ce ticket de KFC est écrit : « Salam c’est Mohammed (France) branche la carte je t’appel demain inchahalla c urgent merci frère » Une avocate de la partie civile demande au commissaire ce qu’évoque pour lui le fait d’éteindre le téléphone le 8 janvier 2015 pour deux des accusés, le commissaire dit que « une des hypothèses c’est qu’ils ont été mis en contact avec quelqu’un qui leur dit que Coulibaly a fait quelque chose. » L’avocate de Michel Catino arrive, Me Beryl Brown : « Vous avez déjà vu déambuler dans Charleroi Michel Catino avec un colt à la ceinture ? Car il est dit qu’il est tout le temps armé. » Le commissaire explique que ça n’a jamais été confirmé. Elle explique aussi que les écoutes téléphoniques ne sont pas bonnes car Michel Catino pour la police vit à un point A alors qu’il vit à un point B. Le commissaire : « Ah oui mais alors en Belgique on différencie le lieu de résidence et le domicile. » On n’en saura pas plus alors que tout le monde veut savoir mais c’est quoi la différence ? Encore une facétie de nos amis les Belges. On parle du casier de Michel Catino qui a « cambriolé un camion de sèche-linge ». Franchement tout le monde se marre, aussi car le commissaire belge est très expressif et a des mimiques très drôles. Me Beryl Brown continue sur les écoutes téléphoniques, elle les déglingue une à une, elle lui demande pourquoi dire que le téléphone de Catino le 8 janvier est éteint alors qu’il reçoit des SMS et des appels, le téléphone n’est plus actif du côté de Catino mais ce n’est pas la même chose que l’éteindre « Ça me semble important en fait. » Le commissaire, pris en faute sur une écoute : « Oui, c’est une erreur. » L’avocate : « Encore une. » Et Me Coutant-Peyre arrive, moqueuse : « Donc vous nous dites que vos analyses sont transmises à la France mais lorsque la France fait des mises à jour elle ne vous dit rien, donc vous pouvez avoir des conclusions farfelues ? » Elle s’énerve un peu contre lui car il n’a pas « les réponses aux questions ». Lui il dit sans cesse : « Je ne saurais pas vous dire. » Elle s’énerve contre tout et tous, dit que : « ICI les accusés n’ont jamais la parole, déjà. BON, on est dans… c’est très compliqué tout ça on est dans une salle, on est filmés, c’est un film quoi ! » Elle a une explication pour les seize numéros différents de Metin Karasular, c’est simple : « En Belgique ça se fait beaucoup de changer de numéro, non ? » Le commissaire ne confirme pas du tout et dit qu’il a le même numéro depuis 1997 et que bien souvent les gens qui changent de numéros sont les criminels, ce que Me Coutant-Peyre appelle « une supputation de criminalité » sans aucune raison. L’avocat de Metin Karasular pose aussi des questions. Il est Belge aussi alors c’est un dialogue entre deux Belges qui donne lieu à quelques difficultés linguistiques et juridiques. Il revient aussi sur les sacs poubelles, puis sur les études graphologiques auxquelles son client a collaboré sans difficulté. Il rappelle d’ailleurs que c’est son client qui spontanément prend contact avec la police. C’est assez banal, un peu pour remplir son rôle d’avocat, mais en vrai je trouve que ça n’amène rien. L’audience se termine. C’était à priori ma dernière enquête. Metin Karasular a acheté une bagnole à Coulibaly. Michel Catino c’est le pote de 30 ans de Metin Karasular donc il est dans le bail. Metin Karasular paye 12 000 balles, Coulibaly après en veut 22 000, il devient agressif et envoie son pote Ali Polat menacer Metin Karasular. A voir si des achats d’armes ont existé en plus de ça. L’audience est suspendue, je pars et reviens lundi, un marathon commence pour moi : tenter de faire deux semaines non-stop. Je peux, je suis en vacances.
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