Lundi 7 décembre 2020. 35ème audience.
C’est un retour inattendu au tribunal pour moi. Depuis un mois, le procès s’est arrêté comme le reste de la France. Ali Polat était malade du Covid, il ne veut pas prendre son traitement anti-vomitif et donc crache énormément pendant les audiences. « Malade imaginaire », disent les avocats partie civile, son comportement donne un goût de pourri à ce dossier. Mais peu importe, le président l’a décidé, les audiences continuent. C’est la dernière ligne droite, le verdict aura lieu le mercredi 16 décembre.
Le procès a repris et les parties civiles ont plaidé pendant deux jours. J’ai choisi de ne pas y aller, je voulais me concentrer sur la défense et le réquisitoire. Me Richard Malka a fait une plaidoirie magnifique parue dans la presse, il y disait que « Charlie est devenu une idée, on ne peut pas la tuer, Charlie vivra ! »
Un avocat de la défense a lu mes chroniques et m’a contactée. Pendant ce mois de confinement, il m’a informée des nouveautés du procès, on s’est raconté des conneries, on s’est raconté le procès « Tu as vu quand il s’est passé ça ? » « T’étais là quand untel a dit ça ? » quasiment le mois du confinement j’ai eu un lien au quotidien avec le procès, cet avocat de la défense, MON avocat de la défense me donnait des nouvelles des accusés, se renseignait si je pouvais revenir le voir. Il m’a téléphoné et m’a parlé de sa plaidoirie, il voulait mon avis je lui ai donné des angles sur son client, ce que moi j’avais retenu de ces interrogatoires, moi avec un regard neuf, « Mais TOI tu penses quoi ? Tu condamnerais qui ? Qui est coupable ? Qui est innocent ? Ah oui tu aimes bien tel accusé c’est marrant ça » je lui ai donné mes notes, fortement appréciées, j’ai vu passer une, deux, trois bouts de plaidoiries je vais l’entendre plaider et entendre certaines de mes phrases. Encore un truc dingue qui se passe.
Je retrouve mes drôles de dames au tribunal et Reine n’est pas contente, les policiers vont nous laisser passer uniquement à 8h30 et il fait froid et il y a une grosse file d’attente : « Regarde derrière nous, le monde qu’il y a ! Ils pourraient nous faire rentrer quand-même ! Quelqu’un passe, là, avec une mitraillette et dégomme tout le monde ! » Nous sommes les premières à rentrer et surprise, nous avons accès à l’auditorium pour quelques jours. Les policiers nous disent qu’ils nous réservent nos places de d’habitude. Je vois passer Me Pugliesi, ma rock star de la défense. Il est 9h, j’éteins mon portable, on rentre pour écouter l’accusation.
Ce sont les deux avocats généraux, à savoir le ministère public, qui vont s’exprimer aujourd’hui, le réquisitoire qui va déterminer la peine demandée pour chacun. Je retrouve mon pupitre qui n’a pas été nettoyé depuis fin octobre vu que je vois les traces de mon feutre vert qui avait coulé. Les accusés arrivent. Ali Polat a une doudoune et les cheveux qui ont beaucoup poussé. Il est 9h37 et l’audience est ouverte par le Président : « Madame l’avocate générale, Monsieur l’avocat général, vous avez la parole pour vos réquisitions.» C’est l’avocate générale qui commence :
« Les attentats de janvier 2015 sont des événements qui marquent à vie les citoyens français. Le cœur saigne. Lorsque l’on entend l’évocation du parcours des victimes, on écrase des larmes sous le masque. Nous avons vécu des débats rudes, des combats durs, il y a eu une atmosphère électrique, volcanique, éruptive. Parfois l’émotion a laissé place à de l’agressivité. Le 2 septembre nous avions les épaules voûtées, l’attente accentue cela. Nous avons tous subi ici cela, avocats, victimes, public, nous avons vu l’émotion, la souffrance, la douleur et nous avons la responsabilité de mener ce procès à terme, c’est le rôle du ministère public, mener cette procédure jusqu’au bout. Je l’ai vécu personnellement étant de garde le 7 janvier 2015 je me suis rendue en personne sur les lieux, j’ai un kaléidoscope fou de ces scènes terribles. La loge du gardien devenue une salle d’horreur, l’amoncellement des corps à la rédaction de Charlie, le massage cardiaque fait à Ahmed Merabet sur le trottoir. Comme un membre fantôme qui fait mal, toujours, ce sont des images qui ne partent pas, une odeur de sang, de poudre. Je me souviens la course contre la montre de ces trois jours funèbres. Cinq ans d’instruction, trois mois de procès, c’est un rendez-vous avec l’histoire, la grande. Il n’y avait pas eu en France d’attentat depuis 1995. C’est un rendez-vous avec l’histoire, la petite. L’histoire des victimes. Chacun sait ce qu’il faisait le 7 janvier vers 11h30. C’est un événement disruptif, ce fut comme un tremblement de terre. Les frères Kouachi et Coulibaly nous ont volé le bien démocratique le plus précieux, la sécurité. Chacun part le matin la peur au ventre sans savoir s’il reviendra. Le meilleur exemple est la marche républicaine, la plus grosse manifestation depuis la libération, un défi à ce sentiment d’insécurité, le droit de dire sa colère que ce processus mortifère veut anéantir. Ils ont voulu semer la terreur, nous devons leur opposer les lumières, face au terrorisme fanatique. Hannah Arendt nous le dit dans Les Origines du totalitarisme, c’est toujours d’actualité, ces mots résonnent aujourd’hui, une langue vitrifiée où l’autre est vu comme un ennemi, une dystopie où le citoyen ne peut pas échapper. Ce projet a entendu porter atteinte à la liberté d’expression si française, la liberté de dessin, de caricature, tradition française, la liberté de se moquer. Charlie Hebdo a toujours été un journal de combats pacifistes. Il est devenu un journal de guerre. Ce projet s’est aussi attaqué à la liberté de religion, il a tué des juifs, des musulmans, c’est une attaque globale contre la liberté de penser. Les frères Kouachi se sont construits contre la société, nous sommes une société résiliente qui surmontera ce trauma. J’aimerais vous rappeler le contexte, la montée en puissance de l’Etat islamique. » Et elle raconte la proclamation du califat en 2014, des massacres, des décapitations, des menaces. Elle fait la même chose pour AQPA qui avait ciblé particulièrement Charb. Elle revient sur le procès : « Ces auteurs d’attentats bénéficient de relais de la délinquance dans les banlieues. Ils ont en moyenne 30 ans, pas des jeunes proches de l’immaturité. Certains se sont connus en prison. Il y a une alchimie particulière dans ces tandems : Catino/Karasular, Abbad/Martinez, Maklhouf/Ramdani. La procédure a mené à l’interpellation rapide de certains dès le 20 janvier 2015. La fonction du ministère public si attaqué en ce moment, nous devons nous en rappeler l’essence. 67 millions de Français sont attentifs à cette justice anti-terroriste, nous sommes des représentants de la société. C’est ici une situation kafkaïenne, ici nous n’avons pas d’auteurs directs. Il faut juger l’invivable, juger l’injugeable. Nous jugeons des hommes, nous nous devons de juger au plus juste pour la juste peine. Il ne s’agit pas d’une simple transaction d’armes mais une chaîne de responsabilités qui ont mené à la mort de dix-sept personnes. Il n’est pas question de faire payer les vivants pour les faits des morts, mais de juger les vivants qui ont permis aux morts de tuer. On a beaucoup parlé de vérité judiciaire durant ce procès, très peu de vérité souterraine [elle appuie du regard Ali Polat]. Ici l’intime conviction est le fruit d’une réflexion. Je voudrais évoquer les victimes. Elles n’auront pas toutes les réponses. Leur parole a été écoutée et a été entendue. Dans ma bouche leur parole n’a pas de sens, tous ont évoqué leurs peurs, leurs culpabilités, la tristesse. Il y a aussi l’enjeu juridique de la procédure. C’est en septembre 2018 qu’Ali Polat reçoit le chef d’accusation de complicité. A la fin de l’enquête il apparaît comme évident que son rôle est au-delà de la simple association de malfaiteurs, il est un pivot à chaque étape. Je veux aussi parler du volet Lillois. Toutes les armes de Coulibaly viennent de Slovénie sauf une. Claude Hermant a été jugé, il n’a pas de lien direct avec Coulibaly, il a été condamné et non, ils ne sont pas protégés. Vous sentez ma colère lorsque j’entends la défense ou les parties civiles évoquer cela. »
Elle a parlé une heure et elle passe la parole à l’avocat général, qui commence en nous faisant une description détaillée de la rue Nicolas Appert, deux fois victime du terrorisme, et il va parler très longtemps. En fait il énumère chaque victime, mort, blessé ou personne qui a interagit avec les Kouachi ou Coulibaly et sur trois jours y’a du monde, c’est long et il confond même Ahmed Mérabet et Mohammed Merah (« Pardon »). A côté de l’avocat général, il y a un flic qui dort et dans ma salle aussi. Il parle depuis une heure et n’a toujours pas évoqué l’Hypercacher. Il rappelle que le projet de Coulibaly était sûrement d’attaquer une école juive à Montrouge « Ca ne souffre d’aucune discussion. » Enfin, il passe à l’Hypercacher et raconte tout : le bébé de 11 mois dans la chambre froide, les morts, le pied de Coulibaly dans la tête de Yoav Hattab et il me fait revenir trois mois en arrière lorsque je ne pouvais plus entendre un seul mot des victimes. Il cite les phrases de Coulibaly, la haine du juif, les gens tués… Je ne m’attendais pas à ce retour dans l’horreur, je suis un peu déstabilisée par ça. Enfin il repasse la parole à l’avocate générale. Elle dit que « très rapidement » elle nous raconte le parcours de vie des Kouachi. On n’apprend rien de nouveau, « très rapidement » ça dure plus de trente minutes, elle fait la même chose avec Coulibaly et très rapidement c’est aussi trente minutes et c’est la pause déjeuner.
Je vais enfin rencontrer mon avocat de la défense. Nous nous retrouvons dans la salle des pas perdus, on voit passer les enfants Sarkozy venus soutenir papa et mon avocat de la défense se lance dans une imitation de Sarkozy. Moi je lui dis que je sais imiter Nikos Aliagas et Giscard. On boit un café, il me dit que lorsqu’il plaide il a tellement peur de perdre sa voix qu’il dort avec trois pulls la veille et se blinde de boisson chaude alors « là je fais gaffe en ce moment. »
Retour à l’audience et l’avocat général présente ses excuses pour avoir confondu Ahmed Merabet et Mohammed Merah. Il veut parler de la responsabilité pénale des accusés. Leurs témoins les ont souvent dédouanés, sont revenus sur leurs dépositions. Les accusés, eux, ont invoqué une mauvaise mémoire : « Saïd Makhlouf ne se rappelle de rien, Karasular dit qu’il prend trop de drogue, Amar Ramdani, lui, préfère le code d’honneur, il n’est pas une balance… Par contre, ils ont aussi parlé de faits qui ne leur étaient pas reprochés, pour masquer leur véritable responsabilité, et se sont souvent renvoyé la balle, avec des insultes pour créer un écran de fumée. A ce jeu-là, Ali Polat a excellé mais cela n’a trompé personne. » Il parle pendant plus d’une heure des trois absents, Hayat Boumeddiene et les Belhoucine, puis l’avocate générale prend le relai : « Willy Prévost, l’homme de confiance, son homme ressource, protégé par Coulibaly. Une des questions a été de savoir si Willy Prévost est musulman. Est-ce qu’il mange du porc, ça n’aurait aucun intérêt de savoir ça s’il n’avait pas cherché à nier. De nombreux témoignages nous disent qu’il ne mange pas de porc et l’on retrouve chez lui un document sur la Palestine. Alors il y a des éléments de conversion mais pas d’éléments de radicalisation, cette question est donc mise de côté. Concernant les liens avec Coulibaly, ce n’est pas contestable. Coulibaly a bien frappé Willy Prévost, nous n’avons pas les tenants et aboutissants cependant il est certain que les deux hommes se sont retrouvés, c’est établi par la procédure. Il est certain que Willy Prévost sait que Coulibaly a été en prison pour terrorisme, c’est même confirmé par sa maman, il connait donc l’engagement intime de Coulibaly. Willy Prévost de lui-même raconte un incident au parc de sport de Grigny, une rencontre entre Coulibaly et un barbu, en djellaba, il entendra même les mots testaments et laisse un écrit, Willy Prévost relate cette rencontre de lui-même. Concernant les faits reprochés à Willy Prévost, il a acheté du matériel : un taser, des gilets, des couteaux. La défense nous dit que c’est en vente libre mais Willly Prévost paye en espèce, répartit les achats, stocke chez Christophe Raumel. » A côté l’avocat général prend des gâteaux apéritif en loucedé, il ne sait pas qu’il y a un plan large sur sa voisine et hop ! Dans le bidon les Pringles !
L’avocate générale continue, elle dit que Coulibaly a fait livrer des colis chez la sœur de Willy Prévost et puis les contacts téléphoniques… C’est soporifique, surtout qu’on l’a déjà vu. Elle parle du traqueur de la moto et… refait un résumé de ce qu’elle vient d’énumérer. Elle passe à Christophe Raumel, celui qui risque le moins, il a juste accompagné Willy Prévost et stocké un sac chez lui. Elle dit : « Untel est ami avec Christophe Raumel qui est ami avec Willy Prévost qui est ami avec Coulibaly, les liens sont très très indirects. » Je passe Raumel et elle aussi, ça a duré même pas dix minutes ! Mais vient Nezar-Michaël Pastor-Alwatik qui a eu « une propre présentation très édulcorée de lui-même ». Elle parle de la dualité de Nezar-Michaël Pastor-Alwatik : deux prénoms, deux noms, deux cultures. Elle parle « d’acte d’émancipation de sa famille fortement opposée aux extrémismes » pour justifier l’adhésion de Nezar-Michaël Pastor-Alwatik à l’islamisme, « brique par brique, nous allons démontrer qui est Nezar-Michaël Pastor-Alwatik » et elle énonce ce qu’on sait déjà : les sourates avec Coulibaly, son mariage avec une salafiste rencontrée grâce à Coulibaly, le rappel religieux, les vidéos de propagande mais « Nezar-Michaël Pastor-Alwatik nous dit qu’il jouait à la Playstation en fait », son ordinateur vendu au moment des attentats, la rencontre avec Coulibaly en prison qui lui faisait « des cadeaux, des gâteaux », le pique-nique de l’association salafiste – elle tacle au passage Amar Ramdani ; les services de renseignements disent que celui-ci était à ce pique-nique, ce que la défense démonte mais l’avocate générale est persuadée qu’il y était aussi. Énervés, les avocats de Ramdani griffonnent sur des papiers sûrement la réponse du berger à la bergère. Elle parle des « preuves » : l’ADN de Nezar-Michaël Pastor-Alwatik sur les armes et un gant retrouvé à l’Hypercacher puis la téléphonie, je zappe, la SDAT a déjà tout dit. « Désolée d’être un peu longue. » Elle termine et demande une pause de trente minutes au président. Il dit : « Quinze. » En fait ça sera trente.
Je sors avec mon avocat de la défense pour un café. On retrouve d’autres avocats défense, certains se félicitent du réquisitoire, d‘autres rigolent entre eux. Puis on va terminer le café avec un journaliste médiatique. Les deux parlent d’un cas, d’une erreur judiciaire, le journaliste médiatique nous raconte avoir vu l’erreur judiciaire en soirée avec un garde des sceaux qui « avait une copine machiniste à la RATP, un sacré bout de… Bon, enfin, voilà. » Actuel ou ex garde des sceaux je garde pour moi. Une avocate défense a perdu sa carte d’avocate et nous on y retourne, mon avocat de la défense passe l’après-midi dans ma salle bien plus confortable.
L’avocat général prend la parole et veut nous parler du volet Lillois – encore. Mais c’est pour amener sur Mohamed Farès et c’est quasi impossible à retranscrire. Les auditions de Farès ont été très compliquées en raison de l’implication de sa belle-famille et là c’est pareil, il parle de la femme de Farès qui a peur, qui d’abord reconnait Saïd Makhlouf puis au procès elle ne le reconnait plus. Il dit : « La femme de Mohamed Farès dit en audition Ce n’est pas à moi d’assumer la responsabilité, c’est à eux. Moi je suis seule avec ma petite. Les Parisiens, c’était dangereux, je ne veux pas qu’ils s’en prennent à moi. Mais c’est une femme qui a peur. » L’avocat général parle des déplacements de Farès à Paris et de ceux de Saïd Makhlouf dans le Nord. Pour lui, « il est établi que ces rencontres ont été pour des armes retrouvées chez Coulibaly. Je vais être très clair : il y a un doute, Mohamed Farès on ne sait pas s’il connaissait le projet de Coulibaly et quand il y a un doute il faut assumer. Alors je demande à ce que l’accusation d’entreprise terroriste lui soit retirée. Abandonner la notion de terrorisme mais lorsqu’on vend des armes, on ne peut pas ne pas imaginer que c’est pour un projet criminel. » Me Akorri comptait plaider « Le térro y’a RIEN »
L’avocat général part sur Amar Ramdani et Saïd Makhlouf qui sont cousins. C’est le moment où mon avocat de la défense part (il a un divorce à régler). L’avocat général démontre que Amar Ramadni ne pouvait pas ignorer que Coulibaly était un islamiste, que son ex Agnès dit de lui qu’il s’est radicalisé, qu’il a tenté de la convertir. Pour Saïd Makhlouf il dit : « Saïd Makhlouf se tait durant un an en prison. Se taire est un droit, se taire a des risques. Quand on se tait on assume. » Pour lui, Makhlouf ment et connaissait Coulibaly et son engagement religieux. L’avocate générale reprend la parole et parle des autres accusés du Nord et Belgique, d’abord le duo Abdelaziz Abbad et Miguel Martinez, elle reconnaît quand même que ce dernier n’est pas forcément radicalisé. Elle parle de leur association, « un trafiquant et un juge de paix », « en miroir il y a un autre duo, Metin Karasular qui évolue dans un milieu interlope et Michel Catino le joueur au casino. » Ces deux duos sont aussi des garagistes. L’avocate générale dit que ces deux duos savaient forcément que « leurs interlocuteurs [Coulibaly et Kouachi] évoluaient dans un milieu radical ». Un duo qui devient un quator pour un trafic d’armes. Il y a « des certitudes qui se dégagent a minima des recherches d’armes pour les terroristes ». Dans son box, Metin Karasular se bouche les oreilles. C’est la fin de l’audience. Demain matin sera consacré à Ali Polat, le gros poisson.
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