« Tu veux me tuer ? » « Non c’est bon chef »
Lundi 7 septembre 2020. 3ème audience.
Je suis partie vendredi sans finir la journée. Au tribunal, Jipé le retraité est bien sûr déjà là. Il fait le joli cœur car il y a des nouvelles qui viennent voir le procès, des jeunes. Il leur dit qu’il a vu le procès Balkany qui « saute sur tout ce qui bouge, il sauterait sur vous, c’est pas votre genre ? » On rentre dans la salle. On apprend que le procès du Bataclan va durer 6 mois. Comme d’habitude il y a un problème technique, on a l’image de l’audience mais pas le son, on voit le Président parler mais on ne sait pas ce qu’il dit. Au moment où le son arrive on comprend qu’en fait et c’est non négociable il faut porter le masque tout le temps pour tout le monde, Me Coutant-Peyre : « Les avocats sont muselés. »
Aujourd’hui nous dit le Président on va voir des vidéos et photos des fusillades de Charlie Hebdo. Les images sont dures, les gens seront informés. Le Président lit les noms des dix-sept personnes tuées lors des attentats. On passe aux témoins. Le premier témoin est Monsieur D. Il a 49 ans, il est commissaire, chef de la section anti-terroriste. Il lève la main droite et dit : « Je le jure » et c’est parti. Le Président bafouille, lui c’est dingue il dit « euh euh euh » « euh voilà » « bon euh euh je dirais » c’est insupportable pour un procès d’une telle ampleur. On va ouvrir les scellés (« Euh oui voilà on fait comment ? Euh je dirais bon ben c’est ouvert voilà euh. ») Quand l’huissier ouvre les scellés on se croirait dans le jeu d’Arthur là, les boites, y’a 100 000 euros ou une banane, bon là en l’occurrence ce sont des CD-Rom, y’en a sept. Monsieur D. est invité à expliquer la chronologie des faits. Il commence en expliquant que l’enquête est difficile, qu’il n’y a pas eu d’attentat sur Paris depuis 20 ans, du coup ils débarquent, les keufs. Il explique que lorsqu’il y a un attentat il y a une hiérarchie d’action. En l’occurrence là le plus important c’est : « Interpeller les auteurs ».
Au début en plus il pense que y’a deux équipes, il ne sait pas que Coulibaly est seul. Il met aussi en relief le contexte : en 2013 il y avait une seule filière pour aller en Irak/Syrie, en 2015 il y en avait seize, en 2016 il y en avait vingt-deux et en 2017, trente. Il explique que les services de renseignements ont évité une attaque par mois lors de 2015 et que y’avait plusieurs enquêtes à mener de front. Il explique bien les choses, par exemple il dit que dans le cadre de l’attentat du 7 janvier 2015 il existe des « feuillets ». En ce qui concerne l’interpellation ou l’arrestation, pour une affaire normale il y a 1000 feuillets, là il y en avait 20 000. Il explique qu’une ligne téléphonique a été ouverte pour que les gens puissent téléphoner pour dire s’ils avaient vu les frères Kouachi. Ils ont reçu 5000 appels en tout dont 1600 informations à traiter (dont une information qui a permis de retrouver Coulibaly). Bref tout ça « ça prend du temps ».
Commence la chronologie, ça peut paraître barbant moi j’étais à fond ambiance 24h Chrono. Le 7 janvier 2015, le véhicule des frères Kouachi, une C3 est sur le boulevard Richard Lenoir à 11h21.
11h25 il y a un premier message qui informe que des coups de feu ont été tirés
11h27 les pompiers arrivent
11h33 les frères Kouachi arrivent à Charlie Hebdo l’attaque dure deux minutes
11h35 ils ressortent
11h37 la BAC arrive sur les lieux
11h38 une fusillade éclate
11h39 le policier Ahmed Merabet est tué
11h42 la voiture des frères Kouachi est abandonnée dans le 19ème rue de Meaux
11h47 ils s’enfuient.
26 minutes.
Dans les locaux de Charlie Hebdo les pompiers déclenchent le « plan rouge » à 11h48, un plan spécial attentat. Lui le commissaire il reçoit un coup de fil à 11h50 pour l’informer d’une fusillade à Charlie Hebdo. Il se rend sur place. A 13h00 on fouille le véhicule des frères Kouachi et ils ont la carte d’identité de Saïd Kouachi, 14h30 un mandat de recherche est lancé pour Saïd Kouachi, 16h30 l’épouse de Chérif Kouachi est placée en garde à vue, elle dit que son mari « est parti faire les soldes avec son frère ». 19h00 il y a une diffusion nationale. Le lendemain le 8 janvier 2015 ils ont les empreintes digitales. A 9h25 un braquage est commis dans une station-service par les frères Kouachi. Le 9 janvier 2015 les Kouachi volent une voiture, ils arrivent à l’imprimerie de Dammartin-en-Goële à 8h30 et font une prise d’otage, à 9h00 il y a un échange de tirs entre les flics et les terroristes, les frères Kouachi contactent des médias, à 16h50 les frères Kouachi sont morts.
Le 14 janvier une vidéo d’Al-Qaïda revendiquera l’attentat. Monsieur D. explique que le plus difficile, c’est que le 8 janvier il ignore alors qu’il y a une deuxième équipe (en l’occurrence juste Coulibaly) qui va aussi tuer des gens. On passe à la chronologie de Coulibaly. Le 8 janvier 2015, il tue Clarissa Jean-Philippe la policière, sûrement pas son plan, la policière était là pour un embouteillage, un truc imprévisible. Il braque un automobiliste. A 20h00 Coulibaly est identifié, ça match avec une cagoule retrouvée à 10h avec de l’ADN, à 4h du matin ils essaient de chercher les points de chute de Coulibaly. Le 9 janvier 2015 à 13h Coulibaly va à l’Hypercacher, il tue des gens, 17h10 Coulibaly est mort. Ils manquent sa femme Hayat Boumeddiene. Ils apprennent qu’elle est partie en Turquie via l’Espagne. Le 11 janvier 2015 une vidéo de l’État islamique revendique l’attentat.
Fin de la chronologie, retour du Président hésitant qui veut revenir sur l’attaque de Charlie Hebdo. Il est expliqué que c’est « Coco » dessinatrice à Charlie qui fait le code aux frères Kouachi sous la menace d’une arme. Le Président évoque l’improvisation des terroristes qui se trompent d’endroit au début et on a un peu l’impression qu’il parle de lui-même. Une suspension d’audience est annoncée car nous allons voir les vidéos et les photos et ça va être dur.
Retour après dix minutes, le commissaire nous sort un Powerpoint ambiance Windows98 en cours de techno. Il veut nous expliquer la méthodologie. Bon c’est ultra chiant car y’a ça comme sigles : BSPP, PJ, DSPAP, DOPC, SAMU, BC, IJ, LCPP, LPS, INPS, SINUS, PRV, CAI. En gros on capte RIEN. Lui il explique que là y’a tel endroit où on place les victimes etc et « Y’a même un endroit pour prendre le café. » Ça c’est dingue on imagine la scène quoi : « Christelle y’a un attentat à Charlie Hebdo, amène les cafetières t’en prends 5, 18 mugs et passe à Franprix acheter du café soluble au cas où steuplait. » Et là c’est coupé, plus d’image. Marianne apparaît avec « Liberté égalité fraternité » « République Française ». Cette image-là, sur grand écran comme au ciné, ça dure quelques minutes, peut-être cinq, peut-être dix et d’un coup une autre image apparaît à l’écran et on n’était pas prêts. La salle se reprend, on n’était pas prêts à voir ce qu’on voit sur l’écran. L’image c’est dans les locaux de Charlie. Il y a du sang, mais tellement, du sang partout on ne voit que ça, il est rouge, épais. Le sol n’est que du sang. Des traces de pas dans le sang. C’est ce qu’on voit en premier. Puis un corps, sur la gauche, allongé. La réalité du truc dans la gueule. Puis je vois que le visage est lisse, les mains très longues, c’est un mannequin je suis sûre. Une autre photo, un autre mort dans un petit bureau, encore un mannequin mais je ne suis pas sûre de moi. Puis « on passe à la salle de rédaction. » On voit une affiche de « Maurice et Patapon », une affiche de Sarkozy, puis une photo de bite au-dessus de lui. Et là je vois que ce ne sont pas des mannequins. Je reconnais direct Wolinski et Honoré qui étaient un peu « gros » et cheveux grisonnants, et c’est l’horreur, un carnage, ils sont tous entassés, aucun visage de visible. Dans la salle il n’y a pas un bruit. Une dame à ma rangée se cache les yeux. Ensemble il y a Cabu, Bernard Maris, Elsa Cayat et Honoré. Les dormeurs du Val. Wolinski les entoure de tout son corps massif. Charb est le plus loin avec sa marinière bleue et rouge. En vrai je suis au bord des larmes, c’est extrêmement impressionnant à voir. Ils sont huit. Huit cadavres dans cette salle. Je remarque une photo de Staline et une écharpe du Kurdistan. La salle est maculée de sang mais les murs n’ont pas d’impact. Des gens sortent de ma salle. La photo de Charb est montrée pendant 10 minutes pendant que le Président pose des questions à Monsieur D. C’est une image fixe. Dans ma salle il y a un tel silence, le même que celui que les enquêteurs ont dû découvrir en arrivant. On nous annonce qu’on va voir les vidéos des fusillades de Charlie Hebdo. En fait il y avait une vidéo de surveillance à l’accueil et une dans un couloir, pas dans la salle de rédaction et tant mieux. Ce sont deux vidéos sans son. La première nous montre l’entrée de Charlie Hebdo. Il y a Simon Fieschi, webmaster, il parle à une femme, ils ont un café dans la main je crois. Direct on voit les terroristes rentrer, ils sont habillés comme le GIGN, ils ont des kalash, ils tirent direct sur Simon Fieschi, celui de la première photo, quand la femme se précipite et sort du champ de la caméra. Deuxième vidéo, celle du couloir, il n’y a personne et on voit les Kouachi chacun avec quelqu’un. L’un des frères balance Sigolène Vinson à terre, le terroriste lui parle et pointe son arme sur elle. L’autre terroriste a devant lui Mustapha Ourrad le correcteur de Charlie, il lui tire dessus, Mustapha Ourrad s’écroule et meurt. La vidéo continue, les frères Kouachi sont partis, on voit Sigolène Vinson se relever, c’est terrible elle se lève et on peut voir qu’elle est en larmes, en état de choc, elle a ses bras levés comme si elle était dans le noir et qu’elle cherchait à s’enfuir, complètement perdue. La vidéo est arrêtée par le tribunal. C’est du vrai, du concret, voilà cet attentat c’est ça, on l’a sous les yeux. On l’a tous vécu en live après, on a tous lu des articles mais là on voit, des choses qui ne passeront jamais dans la presse ou à la télé. On apprend que Charb a reçu 7 balles, le plus, on apprend ça en voyant son corps par terre. Un Powerpoint est montré sur les zones d’attaques, j’écoute vite fait car je suis bouleversée par ce que j’ai vu mais une chose m’interpelle. Le Powerpoint montre la zone d’attaque de Charlie avec les noms de rues, puis le second montre là où les frères Kouachi se sont enfuis, rue de Meaux derrière chez moi pile, je vois en gros le nom de ma rue écrit et je ne peux pas voir autre chose à ce moment-là. Je me souviens que j’étais au travail à cette heure-ci. Je pense aux familles des victimes qui sont à coté et qu’on ne voit pas, certaines ont dû vouloir sortir, d’autres non, à quoi elles pensent ? Et Willy Prévost dans le box des accusés, quand il voit la tuerie, à quoi il peut penser ? Que c’est foutu pour lui ? Est ce qu’il a eu la gerbe en voyant ça ?
On passe à la troisième vidéo, c’est terrible à dire mais très certainement la plus dure de mon point de vue. On est dans un auditorium avec un écran de cinéma, et des enceintes (seize) pour le bruit… C’est la vidéo de l’assassinat d’Ahmed Merabet le policier. La vidéo est prise par un riverain donc on a le son, sûrement pour ça qu’elle touche encore plus, et c’est horrible, affreux. Les frères Kouachi sortent des locaux de Charlie Hebdo et une fusillade éclate avec la police, une basket est tombée de la voiture des frères Kouachi, Ahmed Merabet est touché, au sol, mais touché à la jambe, il est vivant. Les frères Kouachi s’en vont et rebroussent chemin, ils pensent qu’Ahmed Merabet est celui qui leur a tiré dessus (non). On voit Chérif Kouachi s’approcher d’Ahmed Merabet, on entend Kouachi lui dire : « Tu veux me tuer ? » et Ahmed Merabet, pauvre homme au sol, lève la main et dit de manière très distincte : « Non, c’est bon chef. » Kouachi s’approche et lui tire une balle à bout portant. Ahmed Merabet est assassiné comme un chien, les frères Kouachi reprennent leur bagnole, ils récupèrent la basket. La vidéo a duré 42 secondes, 42 secondes dingues y’a pas d’autre mot. Dans ma salle au moment de la mort d’Ahmed Merabet, les gens disent « putain », les gens sont tétanisés, le commissaire commente : « Ahmed Merabet est achevé. » La quatrième vidéo montre les frères Kouachi hurler : « On a vengé le prophète ! » et des choses en arabe où il est question du Yémen, puis ils partent en voiture et font feu sur une voiture de police qui recule. Quatre vidéos, cinq photos, c’était indescriptible. Et c’est la pause moi je vais m’acheter des clopes car j’en ai besoin, je n’ai pas faim du tout (alors qu’à priori ça n’a pas coupé l’appétit de Jipé qui s’enfile un gros sandwich), je n’arrive pas à penser à autre chose que ces images, même pas la force d’aller sur Twitter pour voir ce qu’il se dit.
A 14h00 on reprend, Monsieur D. est interrogé par les parties civiles, un avocat cherche à avoir plus de précisions quant au minutage des fusillades, l’avocate de Maryse Wolinski demande plein de précisions, comment l’information est diffusée lorsque le commissaire apprend que y’a une fusillade à Charlie. Lui explique qu’au début on lui dit simplement qu’ « on a tiré sur l’immeuble de Charlie, il y aurait un blessé. » Puis l’avocate évoque un tout autre sujet. En fait dans les ordinateurs de Coulibaly et Chérif Kouachi, des images pédocriminelles ont été retrouvées, trente-sept fichiers pour Kouachi, cinq pour Coulibaly. Elle veut savoir pourquoi ça a été classé sans suite à l’époque. Monsieur D. explique que y’avait détention d’images mais pas diffusion. Un autre avocat prend la parole il veut savoir pourquoi on n’a pas diffusé la photo de Coulibaly dès le 8 janvier. Monsieur D. explique que c’est à double tranchant la diffusion d’une photo, que ça a déjà été fait par le passé et ça s’est fini par une catastrophe. Il explique que Coulibaly n’a aucun signe distinctif, il est athlétique et noir et c’est tout donc il ressemble à des tas de mecs. Il explique aussi que sans signe particulier n’importe qui peut avoir l’impression de voir Coulibaly et vouloir faire justice soi-même donc la décision a été prise de ne pas diffuser son portrait avant l’Hypercacher. L’avocate générale pose des questions concernant les lieux de Charlie, c’est assez technique (et chiant).
Un avocat de la défense prend la parole, il est rappelé à l’ordre par le Président car il a le masque sous le menton. L’avocat n’est pas content, il poursuit sans mettre le masque, le Président lui dit : « Écoutez Maître c’est pour tout le monde la même chose » L’avocat lui crie : « OUI BAH DEMAIN JE VIENS EN BURKA ALORS ». Le Président ne dit rien, la salle fait OHLALALA, la vieille à côté de moi qui commente TOUT me regarde et dit : « Mais c’est un sale con. » Voilà Me Coutant-Peyre qui va prendre la parole mais elle semble complètement à la ramasse. Déjà elle gueule sur la taille des micros. Elle regarde le commissaire : « Vous avez trouvé dans la voiture des Kouachi une carte SD. Euh… Moi je sais même pas ce que c’est une carte SD », puis quand elle parle de la voiture des Kouachi : « Alors une C3 je suppose que le C c’est pour Citroën ? Non j’en sais rien en fait pfff » Enfin je sais pas mais moi j’hallucine. Elle ne parle pas des « victimes » elle dit « les dégâts humains définitifs », très sympa la novlangue. Elle essaie d’amener le commissaire sur un terrain politique, elle confond les acronymes, elle pose une question au commissaire et lui il lui répond : « Désolé mais ça c’est à la DGSI qu’il faudra demander, ça n’est pas mon service. » Une fois, deux fois, trois fois elle confond. Elle dit « George FEUNECH » au lieu de « Fénéch ». Elle demande des comptes quant à la fin de surveillance des frères Kouachi en 2014 sauf que… Monsieur D. n’est pas responsable de ça. Bref, fin de l’interrogatoire. Monsieur D. reviendra le 21 septembre pour parler cette fois-ci de Hypercacher. Une suspension est demandée.
Après ça on va examiner la demande de remise en liberté de Ali Polat (celui qui risque la perpétuité). Bon ben ça va être refusé [mise à jour, l’audience est suspendue on le saura demain]. Moi je me tire à ce moment-là, je n’arrive pas à retirer les images de Ahmed Merabet qui dit « C’est bon chef » et les corps de Charlie. J’ai besoin de me tirer et voir mon chat. La suite demain à 9h30.
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